Le plus long ressac de ma vie, c'est ma mère.
Elle va et elle vient, entre mes...
Oreilles.
Elle se retire, disparaît, et un instant je me sens mieux.
Et puis un objet m'éclabousse le regard, un dialogue fait tressaillir mon ouïe, quelques lignes de texte tombent sous mon sens, pas mon bon sens, le mauvais, celui qui voit le raz-de-marée venir ravager mes défenses, détruire ma fukushima, anéantir mon énergie, fracasser la plage ensablée de mes pensées.
Un souvenir me poignarde le cerveau, puis deux, puis trois puis...
Des pans entiers de mon enfance me reviennent, par spasme physiquement douloureux.
Si vous avez eu une mère qui vous a aimé, vous ne pouvez pas comprendre cette souffrance mentale qui devient physiologique, concrète, enflammant neurone par neurone, traçant sa route de soufre qui craque pétille et étincelle, craquelle, aiguille, fend sans merci, tout, le long de vos nerfs, du cerveau jusqu'aux extrémités de vos membres, jusqu'au bout de vos ongles, qui n'en ont pas pourtant, des nerfs.
Si vous avez eu une mère / un parent qui vous a repoussé, vous savez. Vous savez pourquoi vous devenez alcoolique, addicte, colérique, fâché. Définitivement fâché. Contre monde, entier, que vous jugez, impitoyablement. Que vous voyez gris, entre gris clair et gris foncé, parce que ce mépris que vous avez initialement subi vous a privé de la vision des couleurs. Vous le voyez tel qu'il est, méchant, cruel, violent. Guerre Maladie Mort Incolore, vos quatre Cavaliers vous rattrapent constamment, chaque fois que vous entrevoyez la possibilité d'un arc-en-ciel, là-bas, ou ici, avant de vous rendre compte en marchant vers le météore qu'il recule à mesure que vous avancez. Pas de lutin à son pied, pas de pot d'or, pas de trésor... Il avance sous la pluie grise tandis que vous espérez en vain l'atteindre, et puis vous comprenez tout à coup que vous avez chassé une illusion. Une de plus. Une de trop.
Le ressac. Vous avez cru en avoir fini, et voilà que la douleur vous envahit, fibre par fibre, cellule par cellule, nerf par nerf, tétanisant vos muscles, paralysant votre vie sans vous laisser espérer aucune fin.
Et vous vous prenez à imaginez qu'un bon coup de marteau dans la tronche vous soulagerait.
Mais les marteaux ne soulagent que les Loups de Tex Avery.
Et le monde, vous ne pouvez le changer. Il reste tel qu'il est, pourri jusqu'à la nausée, vertige d'un précipice qui vous mène à ce mur, ce cul-de-sac, cette fin, la vôtre, la sienne...
Alors vous devenez fâché contre vous. Parce que vous êtes responsable de ne pas avoir correspondu aux attentes d'une femme qui vous a porté neuf mois en fondant les espoirs les plus insensés sur votre venue au monde.
J'ai été désirée à la folie par une femme que sa vie avait rendue cinglée, et elle n'attendait que d'être douchée par ses hormones pendant son accouchement pour passer de l'autre côté du miroir le pays où Alice manque par deux fois littéralement de rester, neurasthénique à jamais.
Ma mère n'a pas fait un baby blues.
Ma mère n'a pas fait une dépression post-partum.
Ma mère s'est effondrée sur elle-même dans une étoile achevant de mourir et est devenu un trou noir, absorbant l'amour qu'on lui portait pour le broyer et le rejeter à des parsecs d'elle-même.
Pourquoi ? Je n'étais pas le bébé dont elle avait rêvé.
Elle est transparente, ma mère. Cela m'amuse, parce qu'elle croit avoir habilement caché ce qu'elle a pensé de moi lorsqu'on m'a posée dans son giron la toute première fois en attribuant ses pensées à sa belle-mère, la mère de mon père. « Mais c'est une naine ! » se serait exclamé Mamie Beneciano en me voyant toute petite dans les bras de ma mère. En réalité, Mamie Beneciano ne s'est jamais déplacé de Toulon jusqu'à Bruxelles, lieu de ma naissance, pour venir dire cette phrase au chevet de la parturiente.
Trop loin. Sans même parler du fait que son fils lui avait désobéi une seconde fois en reniant de nouveau sa séfaratitude pour épouser une autre goy après avoir divorcé la première, autre sacrilège culturel. Pour ne rien dire du fait que son fils unique ne s'est pas contenté d'épouser coup sur coup deux goys... Nan. Ce mauvais fils a épousé la sœur aînée en premier, l'a abandonné elle et sa famille au beau milieu de nulle part pour s'enfuir avec sa secrétaire ; or cette aventure-là s'est avéré un cul-de-sac, une impasse sentimentale qui lui a coûté les yeux de la tête, à mon père, étant donné qu'il avait lâchement abandonné le domicile conjugal, permettant à ma tante d'obtenir un parfaitement légitime divorce pour faute... Et qu'à fait le mauvais fils de Mamie Beneciano après avoir divorcé de cette première goy ?! Il est allé chercher la cadette pour satisfaire ses fantasmes de famille...
Mamie n'a jamais dit : « mais c'est une naine ! » en me voyant si petite dans les bras en bers de ma mère. C'est cette dernière qui l'a cru. Et ça, je le sais, parce que ma génitrice m'a aussi raconté que le gynécologue belge qui l'a accouchée a dû lui démontrer que j'étais normale, même si j'étais le plus petit bébé né dans sa maternité... Pour lui, tout ce qui était petit était crop crop mignon, limite kawaïïïï shibaaaaaaah, et il paraît que de me voir lui a donné envie d'engendrer à son tour.
Ma mère regardait cette naine lui tétant entêtement le sein qu'elle aurait préférer lui refuser et...
Ben y a pas de SAV, quand votre bébé vous semble laid, difforme, moche...
Dommage pour moi.
Tant pis pour elle..
Plus je « grandissais » en restant petite et boulotte, brune malgré cette boule à zéro qu'elle proclame m'avoir vu garder mes trois premières années, avouant une jalousie à l'encontre d'une petite voisine dotée de magnifique anglaises blonde qu'elle aurait adoré coiffer, croit-elle, alors qu'après avoir elle-même renoncé à porter le cheveu long, elle m'a contraint à les couper de plus en plus court sous prétexte que j'avais une gueule de négro blanche, avec mes frisottis rebelles pas bels...
… Plus elle voyait une image miniature de mon père en moi, cet homme qu'elle a cru épouser par amour et qu'elle a fini par haïr avec autant de passion qu'elle avait mis à le séduire. Une image de petite juif juive séfarade qu'elle détestait inversement proportionnellement à ma courbe de croissance. « Ne me colle pas comme ça, voyons, tu n'es plus une enfant », « Tu aimes que je te coiffe et te fasse des tresses ? Parfait, coupons tes cheveux » « Oh allons, mais si tu peux le faire toute seule allons ! Tu sais marcher ? Et bien vas-y, marche, jusqu'à ta chambre et joues-y sans moi » « Tu n'as pas besoin de moi, tu es une petite femme ! »
En même temps, j'ai toujours eu un mal fou à comprendre comment elle espérait tirer d'une géniteur d'un mètre soixante, soixante-deux en talonnettes, brun, gros et "moche", une belle grande fille blonde d'un mètre 80, 90-60-90, aux jambes longues, aux yeux de biches qui serait digne de figurer dans les ELLE et les MARIE-CLAIRE auxquels elle était abonnée et qu'elle me collait sous le nez en me disant que moi, je ne ressemblerais jamais à ce genre de beaute, je resterais petits grosse et moche, tout ma vie, un "éléphant de mer", selon l'expression favorite qu'elle employait pour me définir, avec tout le mépris qu'elle s'imaginait avoir le droit d'employer sur une gamine rebelle et pas belle...
Aujourd'hui, j'ai cinquante ans et ma mère ne vit plus à Saint Gildas des bois depuis le 14 mai 2018.
Je l'oublie, lentement mais sûrement, elle s'efface, de ma mémoire, de mes photos...
Christiane Maryse Jeanne et Jean-Hervé, crêperie du Guilvinec, photo prise par Fabienne, un restau où je n'ai pas été invitée par ma fratrie alors qu'on enterrait notre Géniteur, son Mari. |
Et puis, en triant des livres au SPF, je tombe sur un livre...
J'ouvre...
Je lis l'amoureuse dédicace d'une mère à son fils :
Pourquoi ma mère ne m'a-t-elle jamais encouragée avec quelques mots de ce genre ? |
ET LE RAZ-DE-MARÉE M’INONDE, M’ANÉANTIT, ME DÉTRUIT...
OR MES LARMES N'ONT PLUS DE PRIX, MES AMIS...
RIEN NE RACHÈTERA JAMAIS CETTE LANCINANTE PEINE, QUI VA ET QUI VIENT, ET PLUS JAMAIS NE ME RETIENS DE VOUS HAÏR, TOUS SANS DISTINCTION, JUSQU'AU TOUT DERNIER D'ENTRE VOUS.
EDIT :
J'ai fait une découverte étonnante, à la Toussaint.
Le temps était bas et lourd, embrumé à l'instar de ma mémoire, et partout des gens allaient et venaient, affairés, leurs pots de cris-sans-thème en main, s'apostrophant "Hé toi, comment ça va ?" "Tu as vu la tombe du cousin ? Bidule est passé, elle est déjà fleurie...", "Vous venez bouffez à la maison ? Mais si venez, allez quoi, on se voit guère qu'une fois l'an..."
Toutes ces familles, ces liens se tissant sous mes yeux d'ostracisée, envieuse, malheureuse... Je me suis assise, et j'ai admiré. Toutes ces touches de couleurs jaune, roux, violet, rose, vert sur ces tombes grises, sous ce ciel si bas que son souffle humide perlait mes cheveux de larmes tendres...
C'était beau.
Mais c'était un poignard planté dans mon cœur.
Je n'avais aucune tombe à venir voir. Aucun mort dont me souvenir. Aucun lien avec ce bourg qui m'accueille depuis 2009, moi qui ne suis de nulle part...
Je suis repartie en traînant la patte.
Miséreuse.
Misérable.
Misere cordis...
Je n'ai su que faire de ma colère. Du gouffre qui venait de s'ouvrir sous mes pieds et dans lequel je commençais à choir, un gouffre sans fin, celui de l'amour que je n'ai jamais reçu, celui de l'amour que j'ai choisi de ne jamais donner parce que je n'en avais jamais reçu.
Dimanche, je ne savais plus faire de toute cette souffrance sans promesse de délivrance.
Alors...
Je me suis rappelée qu'on était Dimanche, et qu'il y avait parmi nous un être qui m'écouterait, parce que c'est sa fonction, d'écouter.
Pierre.
Je pensais l'embêter dix minutes, une fois son service achevé.
Finalement il m'a invité à rompre le pain avec lui, et j'ai enfin senti une goutte de chaleur irradier ce cœur de glace devenu trop lourd à porter.
Je l'ai laissé à ses tâches dominicales à 16h30, l'âme tellement plus légère.
Merci, Pierre.
Et puis lundi matin, je me suis rappelé d'une chose que ma mère a dite : "Les cendres de ta grand-mère sont au jardin du souvenir de Saint Gildas des bois". A 9h09 j'étais à la Mairie et je demandais à la patiente Adeline si c'était vrai. Elle a eu l'amabilité de chercher, et elle a trouvé :
La mère de ma mère a été domiciliée place Jeanne d'Arc. Elle est morte à Saint-Nazaire. Par contre je veux bien croire que ma mère a répandu ses cendres au Jardin du souvenir, seulement, radine comme elle l'est, elle a cru que ce serait un service payant et n'a pas demandé l'autorisation à la mairie de le faire : aucun officier d'état civil n'a assisté à son geste illégal. En conséquence de quoi, je n'ai pas le droit de faire apposer une plaque pour indiquer que Berthe ma grand-mère repose ici.
Que j'ai un ancêtre dans ce village.
Une racine.
Un lien...
Plus personne n'a ici le droit de me dire "rentre chez toi", moi qui n'en ai pas de chez moi, parce que mes parents se sont acharnés à ne m'en point donner.
Je suis gildasienne comme vous tous. Ma Grand-Mère est dans votre cimetière. Notre cimetière. En dépit de tous les efforts prodigués par ma génitrice pour l'effacer...
Je vois désormais que ma mère a eu le même problème à affronter avec sa mère que moi avec elle. Elle aussi a eu connu ce ressac qui ne vous laisse pas oublier à quel point vous avez été ignorée, parce que vous n'étiez pas le fil chéri d'amour...
Berthe aimait Alain à la folie, ma mère aime Jean-Hervé jusqu'à l'empoisonner pour faire mine de le sauver...
Leurs autres gosses ne comptaient. Elles vous diront que si, bien sûr... Mais ce n'est pas vrai. Ma mère s'est barrée du jour (le dimanche 13 mai 2018, où elle m'a reçu dans son jardin pour me donner une SanSeveria cylindrique sensée représentée mon avenir) au lendemain, le lundi 14 mai 2018 : j'ai couru pour lui montrer la belle broche à la Vouivre que m'avait donné Marie pour me consoler, et j'ai trouvé porte close au 16 rue Gabriel Deshayes. Avec la fenêtre à côté de la porte sans rideau, volet ouvert, montrant que la maison était vide, totalement vide. Je n'avais plus de mère ; elle ne m'avait pas même laissé une adresse postale pour lui envoyer un carte, cette mégère inapprivoisable. Elle était partie en catimini, profitant de me savoir au SPF où je bénévolais en pleurant.
Ce n'est qu'après le choc de cet ostracisme indiscutable passé que j'ai compris pourquoi le jour de mon anniversaire, elle m'avait reçu dans le jardin, sans me faire passer par la maison... Celle-ci devait être pleine des cartons de déménagement que je ne devais surtout pas voir, parce qu'elle allait disparaître. A tout jamais. En me laissant ce ressac lancinant, qui ne cesserait jamais de me ronger...
Alors non, je ne lui pardonnerais pas.
Jamais.
Mais maintenant chaque année je sais pourquoi je boite au printemps... Berthe la Boiteuse, née le 9 mars 1921 est décédée le 13 avril 2006.
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